La traversée d'une vie - Françoise Rosay (1974)

Publié le par Tzvetan Liétard

 

Il y a deux ans à peu près, j'ai lu ce recueil de souvenirs de Françoise Rosay (1891-1974).

On y apprend beaucoup de chose sur le Hollywood des années 20. C'est ce qui m'a donné envie de regarder des films de l'époque. Il m'a donné beaucoup d'autres envies cinématographiques.

Cependant, j'en reproduis un passage dans lequel elle raconte sa perception de la rue parisienne lorsqu'elle avait environ cinq ans. Absolument rien à voir avec le cinéma, qui du reste, n'existait quasiment pas.

C'est exotique.

On a besoin des souvenirs de ceux qui ont vécu avant.

 

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À cet âge, j’étais frappée par la circulation qui n’avait pourtant rien de comparable à celle d’aujourd’hui. En face de la gare Saint-Lazare, il nous fallait traverser la place du Havre où la circulation me paraissait effrayante. On s’y écrasait : chevaux, voitures de maître, omnibus, piétons, voitures à bras, camions, chariots tourniquaient, reculaient, avançaient. Le tout ponctué de jurons et de cris d’effroi. Pas de sens giratoir, pas de règles imposées, un véritable chaos que les piétons terrifiés tentaient de franchir. La préfecture de Police fit appel à un agent américain. Il arriva des Etats-Unis avec son autorité, ses larges épaules et sa grande taille pour s’installer place du Havre. Hélas, très vite, le malheureux fut dépassé par cette foule réfractaire à toute contrainte. Sifflant, agitant les bras, jurant même (en anglais), il se lassa très vite et renonça à diriger ces diables de Français. La police américaine avait été vaincue.

En ce temps-là, le métro n’existait pas encore. Il y avait quelques tramways et des fiacres. Les omnibus tenaient une grande place dans les transports de la capitale. Toujours pleins, ils offraient deux étages à leurs clients. L’intérieur couvert, vitré, protégeait le voyageur de la pluie et du vent, l’impériale avait deux rangs de sièges dos à dos en plein air. On y accédait par un escalier tournant où s’agrippaient les plus jeunes, tandis que les plus âgés réservaient les deux places sur la plate-forme d’où ils pouvaient regarder les élégantes gravir les hautes marches, embarrassées par leurs longues robes (qu’elles retroussaient, permettant ainsi à ces affreux voyeurs d’apercevoir leurs chevilles). Une fois là-haut, on respirait mieux, on voyait les boutiques et l’intérieur des appartements. Le lourd véhicule était tiré par deux chevaux blancs conduits par un cocher bardé de pélerines et de couvertures sur sa houppelande, et coiffé d’un chapeau en toile cirée.

Paris étant accidenté, des chevaux de renfort étaient prévus à chaque début de côte. À Notre-Dame de Lorette, par exemple, je voyais à toute heure du jour un vieux cocher appuyé sur son cheval. Patients tous les deux, ils attendaient…. L’homme chiquait et, à l’arrivée de l’omnibus, avant toute chose, il enlevait son couvre-chef pour y cracher soigneusement sa chique qu’il reprendrait et savourerait de nouveau après le départ de son compagnon. Puis, il se précipitait pour atteler le cheval de renfort, lançait d’un geste noble les rênes au cocher qui les attrapait adroitement, et l’omnibus repartait. Une fois la longue côte franchie, un nouvel arrêt permettait à un autre employé de détacher l’animal et de le ramener à son point de départ où l’attendait le chiqueur.

À cette époque lointaine, il était normal de rencontrer, dans la rue La Bruyère où je suis née, un troupeau de chèvres conduit par un berger qui jouait du pipeau. Il s’arrêtait devant chaque porche où les concierges, prévenues par ses accords champêtres, accouraient munies de bols. Après la traite, le berger s’éloignait et reprenait son appel mélodieux. Il y avait aussi les chanteurs des rues, le mouron pour les petits oiseaux, le repasseur de couteaux, le vitrier, le marchand d’oublies – «  qui veut le plaisir, mesdames, qui veut le plaisir ? » –, l’orgue de Barbarie avec sa Tosca et ses airs tristes. Tout cela donnait à Paris une douceur que Paris n’a plus. Paris ne connaît plus que le bruit, Paris grince, Paris gronde, crache, Paris ne sourit plus.

Si le berger me plaisait beaucoup, le porteur d’eau m’intéressait tout particulièrement. Il me séduisait avec sa baignoire brillante qu’il portait sur la tête en montant les escaliers. Peu de gens possédaient une salle de bains. Le porteur d’eau arrivait devant la porte avec une voiture à bras qui contenait un grand tonneau cerclé de cuivre et rempli d’eau chaude. Il montait nos quatre étages avec la baignoire puis il redescendait chercher les seaux d’eau chaude et le linge. Il installait la baignoire dans la pièce la plus grande (c’était forcément le salon), dépliait un drap qu’il plaçait devant la baignoire, puis il se retirait discrètement. Ma grand-mère me racontait qu’elle avait aussi son porteur d’eau. Elle prenait son bain d’abord, puis elle plongeait sa fille (ma mère) dans l’eau savonneuse, après quoi c’était le tour de la bonne, et le chien terminait….

Nos rues étaient alors silencieuses. Elles le devaient aux pavés de bois. Malheureusement, ces pavés étaient glissant et, par temps de pluie ou de neige, les chevaux tombaient, se débattaient dans leur attelage, les cochers les fouettaient, ils retombaient, c’était affreux à voir et à supporter. En revanche, quand il y avait un mourant dans une maison, on mettait de la paille sur les pavés pour amortir le bruit de la circulation. On ne troublait pas l’agonie du malade. On était sensible, en ce temps-là.

 

 

 

Françoise Rosay
La traversée d'une vie, 1974
(lue dans la collection Ramsay Poche Cinéma, p.27-29)

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